(Qu'est-ce qui nous pousse à se passer de mots, à ne laisser parler que la peau ?)

Trois semaines que tu m’enveloppes, que je te promène partout avec moi, que tu es dans mes respirations, mes hésitations, trois semaines que tu as défié nos lendemains, nos étés autant que nos hivers, et que l’horloge ne trouve plus sa cadence. Trois semaines que je laisse mes mots servir une apparence sociale qui ne dupe en réalité que les plus distants. La famille et les amis, eux, savent. 

(Encore un p'tit peu d'instinct dans la peau, plus on est nu et plus le corps part au galop. )

Mais dimanche après-midi, à l’ombre d’un abricotier, quelque chose a frémi. La pudeur de l’amitié a ramené du mouvement dans nos corps muets. Les pulsations sont montées timidement au début. Et puis le besoin de faire du bruit a finalement pris le dessus sur tout le reste.

(Qu'est-ce qui nous pousse à faire danser la nuit, à se lancer toutes ces mélodies ? Le feu sur la plage aussi fou qu'un soleil à midi. Qu'est-ce qui nous pousse ? On se frôle, on se touche, et c'est mieux qu'un tour au paradis.)

Le lendemain, pieds nus dans mon salon, j’ai retrouvé l’envie de monter le son et de chanter trop fort, martelant l’air de gestes désordonnés. J’ai juste gardé les yeux fermés pour ne pas te lâcher. 

(Plus on est muet et plus le corps sait ce qu'il dit.)

Et les mots sont revenus ce matin, sincères, autant que ma peau. Avec eux, je peux enfin te promettre qu’un peu partout, ailleurs et ici, des corps continueront de danser en rythme avec nous pour braver le silence et les nuits.

@Anne Desplantez - Juin 2024 (Bande son de MonsieurMadame & Amir)

Sous cette page se cachent près de cinquante milles mots, ça me donne le vertige. Des mots choisis un par un avec application, je suis restée concentrée sur chacun d’eux. Certains ont été raturés, remplacés, répétés, effacés, complétés, d’autres ont résisté. Deux ans que j’écris pour tenir une promesse, deux ans que je cherche, que j’apprends, que je construis un squelette solide qui portera la structure de mon premier roman qui n’a rien d’une fiction. Deux ans que je partage mes temps d’écriture entre mon ordinateur, de nombreux carnets, ma voiture et quelques feuilles volantes accrochées sur les murs de mon bureau.

Il reste encore un long travail de relecture, de corrections, de doutes, mais ce bout de chemin me parait moins vertigineux que le précédent. Mes bêtas-lecteurs sont choisis, presque tous avertis, que bientôt, ils tiendront dans leurs mains l’ébauche de mon manuscrit.

Il restera encore plus tard le temps de l’envoi aux éditeurs, de l’attente, du hasard d’une rencontre ou d’un coup de cœur, le temps des doigts croisés, des chiffres 13, des chats noirs et des échelles.

Mais avant tout cela, j’avais juste envie de prendre un moment pour savourer cette première ligne d’arrivée, et de partager avec vous qui me lisez ce mot de la fin sous lequel se cache un grand bout de moi.


@AnneDesplantez - Mars 2024

L’année est passée, le 08 mars est revenu, tu es partie au collège pétillante, ta note de sport t’avait remonté le moral. Je t’ai claqué la bise de bonne journée, tu me faisais rire à sautiller partout, belle énergie de l’adolescence. Et d’un air détaché, cartable sur l’épaule, tu m’as lancée depuis le pas de la porte : ”Je préfère ne pas penser à la journée à venir, ça va gâcher ma note de ping-pong.” Tes mots ont claqué longtemps dans le vide après ton départ.

En un an tu as pris des centimètres, et du caractère. Parait que les cowboys ont même peur de toi dans la cour de récré. Une rumeur circule dans les couloirs que t’es capable de les soulever d’une main par le col. Bien courageux celui qui osera venir réveiller ta colère. Ça te fait marrer d’entretenir la légende. Tout cela est éphémère, et tu le sais. Bientôt eux aussi prendront des centimètres.

J’espère qu’aujourd’hui, dans l’agitation de ce 08 mars, vous n’oublierez pas que cette journée ne devrait pas exister, que c’est uniquement pour se rappeler que rien ne tourne rond qu’on l’a initiée, et qu’on la célèbre chaque année. J’espère qu’aujourd’hui, les cowboys qui ont encore le temps de grandir se désolidariseront des pas de leurs ainés, que toi et ta bande de cowgirls partagerez avec eux le même trottoir sur le chemin du retour, et qu’ensemble vous ré-inventerez un monde qui mette la honte aux adultes.

Et de mon côté, comme l’année dernière, je vais profiter de cette agitation pour vous promettre à nouveau, à toi et à toute ta bande de cowgirls, de continuer sans relâche, chaque jour de l’année, de faire du droit des femmes un quotidien et non un combat d’une cour d’école.

@AnneDesplantez - Mars 2024

Ça faisait un brin de temps que je les observais dans leurs gestuelles d’adolescents. Y’avait des corps tout en rebond, d’autres figés dans la lumière, y’avait aussi des corps agiles et bruyants, ou encore des courageux qui n’avaient pas hésité à plonger sous la cascade. On était en janvier, et même si l’eau était encore glaciale, le soleil persistait déjà à nous réchauffer.

Et puis j’ai eu une bonne idée. Enfin c’est ce que j’ai cru quand je les ai hélés. J’avais commencé à les filmer en meute désorganisée, moi campée au sommet d’un talus, eux en contre-bas dans la clairière. Je les apercevais à peine. Ils étaient beaux, je me suis emballée. J’ai envoyé le feu vert à Julien de les diriger comme des danseurs. La consigne était simple, et envoutante. Ils couraient tous en meute. Sauf un ou deux qui se détachaient, comme au ralenti. Je voyais les plans s’enchainer, ma batterie se décharger, encore une prise, juste une, je les ai un peu pressés.

Et la cheville de Léo a lâché.

Il est tombé d’un bloc, comme si plus rien ne le portait. J’ai compris avant tout le monde. La hauteur modifie les perspectives, c’était étrange de le voir chuter sous cet angle de vue. La meute s’est écartée pour lui laisser l’espace de respirer. Je m’en suis voulue. J’ai tout laissé en plan pour courir plus vite jusqu’à lui.

— Regarde moi Léo, ne laisse pas la panique prendre le contrôle de ton corps, serre moi la main aussi fort que ta douleur, ne retiens pas tes larmes, respire, écoute les oiseaux. Tu sens le soleil sur ta nuque, le contact du sol où tu es assis ? Oublie le reste, ne pense pas à demain. Tu les entends vraiment les oiseaux ? Tu ne me fais pas assez mal, serre plus fort, voilà respire encore… Regarde… ton pied ne tremble plus.

Julien l’a campé sur ses épaules, il n’avait pas droit au faux pas, et la descente était raide. Je n’avais jamais scruté le dos d’un acrobate. Solide, tout en tension contenue, il inspirait la confiance. Léo est descendu en héros, haut perché, entouré de la meute silencieuse soudain.

@AnneDesplantez - Février 2024

Il y a quelque chose de bizarre dans l’air que je respire ce soir alors qu’au réveil, il était tendrement doux, moins mordant. Et quand j’ai scruté le ciel dans l’espoir d’y lire la journée à venir, je n’y ai vu ni menace, ni promesse. J’avais sous les yeux un ciel mitigé, sans éclat particulier.

Il y a quelque chose de bizarre dans l’air que je respire ce soir alors que la matinée s’est dessinée d’un trait fin et silencieux, sans empressement. Des heures qui ne se fixeraient pas dans les méandres de ma mémoire, mais qui annonçaient le calme du week-end à venir.

Ensuite, tout s’est enchainé sans accroc. Vérifier les livres, les papiers administratifs, surtout ne rien oublier, les stylos, les tirages papier. Un boitier, juste au cas où. C’est ce ”au cas où qui a tout fait basculer, réveillant ce nœud lancinant au creux de mon ventre. Rien de douloureux, juste une alerte que quelque chose d’étrange se préparait. Ma tête a refusé d’entendre ce que mon corps avait déjà compris. J’ai passé la grande porte bleue, une grille, un couloir, encore une grille. On a signé les papiers, trié leurs photos, écrit un dernier fragment, c’était déjà l’heure. On s’est dit au revoir très vite sans vraiment réaliser que ce serait le dernier. J’ai retraversé la cour en sens inverse et la nuit qui s’était déposée m’a aidée à écouter ce nœud qui persistait.

Il y a quelque chose de bizarre dans l’air que je respire ce soir parce que pour la première fois depuis trois ans, je traverse cette cour où les heures ne font plus soixante minutes ni les minutes soixante secondes sans savoir si j’y reviendrai un jour. Je laisse derrière moi des tranches de vie hésitantes et usées, mais des tranches de vie quand même, qui retiennent chacune des espoirs, des lueurs, des pliures, des fou-rires, des lâcher-prises. Décider de les quitter n’était pas facile mais nécessaire pour partir rencontrer l’horizon, organiser les bribes d’humanité que l’on m’a confié, et tenir ma promesse.

Mais demain je trimbalerai avec moi ce petit quelque chose de bizarre dans l’air que je respire ce soir pour ne jamais douter que toutes ces heures passées derrière la grande porte bleue portaient bien un essentiel.

@AnneDesplantez - Février 2024

- Je vous aime.

C’est avec ces mots-là qu’il a fini son discours. La voix vibrante. Cathy s’est levée, suivie de leurs deux filles. Ils se sont pris dans les bras, étreinte chancelante qui n’appartenait qu’à eux. Nous étions quatre-vingt à les entourer, dont un certain nombre de grands gaillards. Soyons honnêtes, ça nous a bien arrangés cette étreinte qui durait et qui nous permettait de laisser aller nos dernières larmes.

Quarante ans de vie commune à célébrer, une retraite à arroser, un anniversaire à partager, rien que ça! Concentré d’allégresse sur une même soirée, ils n’avaient pas lésiné Gérard et Cathy.

En arrivant dans la salle, j’ai découvert sur leur photo de mariage agrandie au mur que la moustache de Gérard n’avait pas pris une ride, que les années n’avaient pas décoloré le bleu rieur des yeux de Cathy. Puis j’ai salué quarante-cinq gaillards dont je n’ai pas réussi à retenir les prénoms et qui se retrouvaient là pour trinquer aux années de service de Gérard. Précisons que cette retraite tombait à pic. Trois jours avant, la France descendait pour la première fois dans la rue pour dire non aux années supplémentaires. Il n’en fallait pas plus pour faire de Gérard un sacré veinard!


Je n’ai jamais assisté à un pot de retraite aussi jeune! Faut dire que si l’on en croit le diaporama préparé pour l’occasion, il est préférable d’être en forme pour faire de son métier le bornage du pays! Parce que parcourir la France pour aller la cartographier, c’est aussi parcourir la France pour aller la rencontrer! La faire danser! Et chanter! Les photos ont défilé rapidement sur une musique emblématique du CO - oui j’ai oublié de préciser qu’on était dans le Tarn, et dans le Tarn, une soirée sans CO, ça n’existe pas! - elles ont défilé vite et nous ont envoyés valser dans la ronde de la vie. Celle de Gérard et de sa moustache bien sûr. Mais aussi celle de tous ceux qui étaient avec lui ce soir-là. Alors, quand Cathy a pris la parole pour nous offrir ces mots-ci:

- Je vous souhaite à tous d’avoir un Gérard dans votre vie !

on a tous eu besoin de se lever pour applaudir ensemble trop fort, trop longtemps, jusqu’à couvrir le bruit assourdissant de nos émotions.

@AnneDesplantez - Janvier 2024