La première nuit est toujours blanche
Ed. Isabelle Sauvage

(extraits)


Douze secondes de silence, sans bouger, volets fermés. 
Ils ne se voyaient plus, ils s’entendaient respirer. 
Je me souviens du calme qui nous a envahis, de l’envie
que cela continue encore. 
Et puis il a fallu se dire au revoir, se toucher une dernière fois. 
C’est là qu’ils ont réalisé. 
Que demain serait étrange.





À l’heure où les adolescents prolongent leur sommeil, les amies du village se retrouvent pour faire passer les matinées. Chaque jour le même groupe, chacune à la même place. Lucie est au centre, assise au coude à coude avec Joséphine. Installées dans les canapés de la cour arrière du café, elles rient. Elle a l’air bavarde, Lucie, mais écorchée aussi. Un air taquin. Et dans son corps, les blessures laissées au fil des ans. 

Son histoire démarre avec le bois, un travail d’hommes fait par une femme. Une avant-gardiste, cette Lucie. C’est étrange, car dans son corps d’aujourd’hui, on ne l’imagine pas dans ce travail-là. Elle passe rapidement, fait des bonds dans le temps qui n’appartiennent qu’à elle. Des tranches de vie bien distinctes, avec des cassures qu’elle tait. Elle raconte son dernier jour de travail, le dernier avant la retraite. Une bascule annoncée mais qui parfois bouscule plus que cela n’y paraît. Une bascule attendue quand on a passé sa vie aux ordres des autres, à s’oublier. Je m’en souviens de ce dernier jour. Le patron a voulu me faire craquer, il m’a promis de m’envoyer des chrysanthèmes, j’ai continué à travailler, jusqu’au bout de ma journée, et je suis partie, juste comme ça. Un homme qui ne supportait pas de la voir partir mais qui n’a pas su lui dire. L’histoire de sa vie, à Lucie, ces hommes qui gravitent autour d’elle, et qui l’abîment, par excès d’amour, et d’orgueil. Alors, toute sa vie, elle se raccroche aux autres, pour oublier ceux qui font mal. Elle se raccroche à la jeunesse du village, à sa vitalité, comme pour oublier son corps qui plie. C’est avec eux qu’elle passera de nombreuses nuits blanches. Elle se souvient d’une en particulier. C’était un anniversaire, on dansait. J’avais mis ma robe de mariée. Il y a des soirées comme ça, qui passent, on ne sait pas pourquoi on voit le jour se lever. Avec la vie qui les rattrape au petit matin, cette vie que l’on cherchait à oublier, dans l’ivresse et l’allégresse. 

Tu crois que tu la donneras à quelqu’un ta robe un jour ? Ah non, ça ne se donne pas ces choses-là. Lucie est bavarde sur les petits riens de la vie, mais reste silencieuse sur la vie qui bascule le jour où elle tombe. 

Amoureuse d’un homme qui n’a jamais pu s’arrêter. 

Lucie regarde les photos de famille, s’arrête sur une, témoin silencieuse de sa vie. Silhouette fine et gracieuse à côté d’un homme droit, sec et beau. Son mari est en train de signer le registre de mariage. Ils viennent de se promettre fidélité. Un cierge au premier plan cache le visage de Lucie. Les pages de l’album égrènent les années. Le temps a commencé bien avant l’heure son travail d’usure dans leurs corps. L’alcool, la maladie, les silences que l’on ne dénouera plus. Elle cherche le mot de sa belle-fille, écrit le jour des obsèques. Elle le lit à voix haute, pour elle, pour débloquer les mots qu’elle voudrait dire mais ne peut pas. Après la tempête, le beau temps revient toujours. C’est beau, tu ne trouves pas ? 

Comment raconter une robe de mariée qui a accompagné une femme tout au long de sa vie ? Elle est simple, belle, blanche, elle se porte près du corps. Lucie s’éclipse et revient, vêtue de sa robe, encore une fois. C’était dans l’ordre des choses tu sais. Mais y a-t-il un ordre à tout cela ? Elle monte dans les escaliers, drapée de blanc, avec ce corps encore jeune et pourtant plié, tordu par les épreuves. Mais toujours là, vivant. Aussi digne que l’arbre penché au milieu de la lande. 




Tu crois que c’est ça la clé de l’acceptation? Qu’on doit prendre conscience de l’instant où tout bascule ? Tu ne sais pas tout de moi — silence — je n’ai pas toujours été ce que je suis aujourd’hui. Un jour j’ai craqué, et j’ai pris un couteau, et jusqu’à mon dernier jour je me rappellerai de ce jour-là, j’étais à bout, j’allais le faire, j’allais l’ouvrir, j’ai voulu tuer quelqu’un. La voix qui s’accélère, le souffle qui se perd, les yeux qui tremblent. Un corps qui parle, sans mentir. 




La journée passe, les couleurs changent. Du bleu-vert au violet, du violet à l’ocre, la bruyère se met en fleur alors que les fougères fanent. Juste un souffle. Delphine est en retard, le temps n’a plus d’emprise sur sa vie. Elle se gare, attrape une tasse de café sur son passage et s’assoit. J’étais une femme battue, régulièrement à l’hôpital. J’étais jeune, la violence est arrivée à seize ans, j’ai eu mon premier enfant à dix-huit ans. Tout a commencé très violemment en fait. 

Il y a des douleurs qui nous définissent, tellement qu’il faut en parler, immédiatement. Commencer par elles pour rencontrer l’autre. Pour pouvoir ensuite parler du reste sans avoir l’impression de mentir. Parce qu’on aurait tu l’essentiel. Grandir trop vite, grandir trop fort, grandir trop douloureusement. Et faire des choix. 

Elle, a choisi. Elle sera mère. Et ne regrette rien. Parce que Théo est là aussi. Changer des choses, c’est le changer lui. Je garde aussi, c’est étonnant, des stigmates de cette violence que j’ai pu vivre, par exemple, si je dors quelque part qui n’est pas chez moi, les trois premiers jours, je dors habillée. C’est resté. Ou si on me pose la main dessus, je peux... enfin, voilà. 

Son bras se lève, se replie, protégeant son visage. Elle s’étonne du souvenir de son corps. Et ne se rend pas compte qu’elle le trimballe partout avec elle ce souvenir, jusque dans ses cordes vocales, et sa voix éraillée. Delphine regarde les étoiles. Il faut de la patience. 

Et de l’humilité face à l’immuable. 




Le bras de Stéphane, sur lequel chaque veine dessine un chemin tortueux, hésite, se replie avant de reprendre sa route jusqu’à la prochaine cigarette. C’est quoi, finalement, qui vaut le coup d’être vécu, au point d’accepter tout le reste ? Moi, c’est le souvenir de Noël. Et sa magie de croire encore en quelque chose. 




Finir là où tout commence.

Je quitte Fanny et Ewen. Ce jour-là, le vent est absent et le silence des hommes particulièrement présent tout autour. Je sais que je dois rentrer. Parce que leur jeunesse, intacte, marque le début de tout. Parce que leur jeunesse, intacte, marque le jour d’avant. Lucie choisissant sa robe pour le bal du village, elle a dix-huit ans. Stéphane fermant sa valise, il part rejoindre sa vie d’étudiant. Mady vient d’acheter son radeau pour affronter le vent qui souffle trop fort, embarquant avec lui les secrets de la Méditerranée. Sophia construit son essentiel, pendant que Sandra et Ivan font le tour des maisons à vendre, cherchant leur coin parfait. 

Ne plus oublier. 

Justine dit qu’elle voit trop loin, que c’est pour cela qu’elle porte des lunettes. Mais ici, les hommes ont besoin de voir trop loin. Encore plus loin que la terre. Jusqu’à la mer. Jusqu’à la terre après la mer. Parce qu’ici les hommes savent endurer. Face aux tempêtes, ils ne craignent pas de se sentir petits. 

Incroyablement vivants.