Tu connais ses silences
Ed. photopaper
(extraits)
Deux mois, seule. Un face-à-face avec la nature.
Je laisse derrière moi les trois personnes qui me maintiennent en vie. Elles sont mon oxygène, leurs murmures me rassurent, leurs silences me construisent. Je vais trimballer avec moi ces trois absences, les emmener un peu partout, me perdre, puis revenir.
J’emporte avec moi le rire de Clarisse. Les petits mots semés ici ou là de Justine. La chaleur de Sébastien. Le bruit du ruisseau au bosquet. La cabane en tonneau. J’emporte avec moi les pas feutrés de papa. Le souffle de Vincent. La course effrénée de Thomas. L’envol de Julien. Les silences de maman.
J’emporte avec moi l’étreinte de la main de bonne-maman, le dernier baiser à Jules, les souvenirs perdus de Berthe, l’odeur du tabac de Bolo, les fleurs de France. J’emporte avec moi un secret, le carillon de bon-papa, l’odeur de mémé Granier, les soirées folles avec Claire et ce besoin de vivre toujours plus fort. J’emporte avec moi le bras perdu un jour en forêt de Sigmund, la souffrance cachée de Gilette, la disparition d’Isabelle.
Le manque va s’installer. Et avec lui, le silence qui le caractérise. Je vais avoir besoin de fermer les yeux, pour mieux entendre les souffles de ce territoire. Comme je m’arrête parfois pour écouter, dans l’obscurité de la nuit, la respiration de ceux que j’aime.
Les jours passent. L’urgence s’installe. Tout s’accélère, se bouscule. Et tant d’histoires trop vite croisées. Charles attend mon appel, sa femme l’oublie. Jean-Marc joue de la clarinette sans faire de bruit. Sophie est effrayée de se retrouver face à l’appareil photo mais attend avec impatience ce moment sans personne. Juste elle. Et moi.
Il y a aussi Margot qui arrive avec une photo de toute sa famille réunie. La dernière, celle qui marque le temps d’avant, avant la maladie de l’un des leurs, avant la tristesse qui s’infiltre dans la respiration de chacun. Margot qui aime sa maman, qui ne sait pas comment lui dire. Il y a Dorian, qui aime se poser devant les cimetières. Ça lui rappelle son pépé. Et Clarisse qui vit dans une caravane avec son amoureux, tapie au creux des collines.
Et puis il y a Dirk et Liliane. Qui vivent au milieu des bois, quoi de plus banal ici, me direz-vous ? Dans cette histoire, cela prend toute sa force. Leur maison est cachée au fond d’une vallée, on y accède à pied depuis le col et c’est au détour du dernier virage qu’on les découvre, si beaux, si justement en harmonie. Un accord parfait. Ou presque. Parce que les blessures ne sont pas si loin. Des histoires de famille, de racines rongées, de mise à distance.
Et ces bois qui, tout d’un coup, font sens, tous ces arbres qui tiennent la terre, qui tiennent les hommes, qui naissent, grandissent, protègent, effraient, se blessent, renaissent plus bancals mais fiers, vieillissent puis meurent, laissant la place aux plus jeunes. Tous ces arbres qui ne vivraient pas sans ces racines invisibles, mais socles indispensables. Que serait un arbre sans racine ? Un bois mort, un bois volant, un bois errant ? J’aime les imaginer sous terre qui s’entrelacent, laissant émerger hors de terre une symphonie unique.
Il y a aussi Margot qui arrive avec une photo de toute sa famille réunie. La dernière, celle qui marque le temps d’avant, avant la maladie de l’un des leurs, avant la tristesse qui s’infiltre dans la respiration de chacun. Margot qui aime sa maman, qui ne sait pas comment lui dire. Il y a Dorian, qui aime se poser devant les cimetières. Ça lui rappelle son pépé. Et Clarisse qui vit dans une caravane avec son amoureux, tapie au creux des collines.
Et puis il y a Dirk et Liliane. Qui vivent au milieu des bois, quoi de plus banal ici, me direz-vous ? Dans cette histoire, cela prend toute sa force. Leur maison est cachée au fond d’une vallée, on y accède à pied depuis le col et c’est au détour du dernier virage qu’on les découvre, si beaux, si justement en harmonie. Un accord parfait. Ou presque. Parce que les blessures ne sont pas si loin. Des histoires de famille, de racines rongées, de mise à distance.
Et ces bois qui, tout d’un coup, font sens, tous ces arbres qui tiennent la terre, qui tiennent les hommes, qui naissent, grandissent, protègent, effraient, se blessent, renaissent plus bancals mais fiers, vieillissent puis meurent, laissant la place aux plus jeunes. Tous ces arbres qui ne vivraient pas sans ces racines invisibles, mais socles indispensables. Que serait un arbre sans racine ? Un bois mort, un bois volant, un bois errant ? J’aime les imaginer sous terre qui s’entrelacent, laissant émerger hors de terre une symphonie unique.
Anne-Marie m’invite à rentrer dans sa maison. Installée à sa table, elle commence son récit. Avec de l’émotion dans la voix. Et dans les mains. Ses mots s’emmêlent. Par où commencer l’histoire d’une vie ? L’histoire d’un père, de deux frères, d’une mère. L’histoire d’une fille qui part loin puis revient avec un projet fou autour des tableaux de son père. ces tableaux d’une beauté brute qui vous laissent en suspens. avec une trace manuscrite laissée sur une feuille volante.
Les mains de Mme Dedieu dansent dans les airs quand elle se remémore ses partitions de piano. Elles sont belles. Elle ne veut pas de photos d’elle, elle ne voit que la mort dans son corps. Ses yeux se remplissent de larmes quand elle parle. C’est dur parfois de continuer à être vivant, vraiment, quand plus rien ne nous rattache à rien.
Les longueurs de la route m’obligent à me poser entre deux rencontres, et à définir la nécessité, ou pas, de revenir. Les endroits où je reviendrai deux fois, ou plus, sont sans doute ceux qui ont le plus de sens pour moi. Est-ce comme ça que l’on comprend, un jour, d’où l’on est vraiment ?
Anne-Marie a demandé à ses frères de venir. Café, viennoiseries, jus de fruits se sont invités dans la grange. Entourés de tous les tableaux de leur père, les trois frères et sœur se replongent dans leurs souvenirs d’enfance, se baladent de tableau en tableau, les fous rires s’invitent, les larmes aussi.
Drôle de fratrie, idée un peu folle que celle d’ouvrir ensemble un musée pour leur père. Et lui permettre ainsi de ne pas le laisser partir sans laisser une trace, lui qui le redoutait tant. Ce matin-là, cet homme est avec ses enfants. Il les observe au travers de chacun de ses tableaux, les invite aux souvenirs. Pour qu’ils restent ensemble, avec lui, même après lui.
Les coïncidences sont parfois curieuses. En quittant Anne-Marie et ses frères, j’ai rendez-vous avec un éducateur dans une maison d’accueil. Ici résident des jeunes qui, séparés de leurs familles, se battent pour redonner du sens à leur vie. Ces adolescents s’inventent de nouvelles histoires, trouvent de nouveaux repères. Gaëtan écrit des textes qu’il met en musique. Hugo me parle du ruisseau d’argent. Jordan se brûle les ailes. Ils vont vite, ils veulent grandir, partir, voler, mais ne contrôlent pas les chutes.
J’ai revu Rosangela, avec Florence. Elle m’a laissé un texte, et une photo.
Le temps file, les kilomètres avec. Je n’ai plus assez d’énergie pour écrire quand je rentre le soir, mais les photos m’aideront à me souvenir. J’enregistre en même temps que je photographie toutes ces voix que je croise. Celles qui murmurent, celles qui pleurent, celles qui rient, celles qui aiment, celles qui crient, celles qui regrettent, celles qui espèrent.
J’aimerais prendre le temps de parler plus longuement de Jeanine qui, à 90 ans, a traversé la France pour rejoindre ses enfants, petits-enfants, arrière petits-enfants. Je dois encore parler de Bart et Marion qui se sont construit une famille, loin de l’image qu’ils en avaient au départ, mais qui redonne du sens à leur vie ; de Anne, venue ici pour faire le deuil de son père ; de Ian, qui retrouve son équilibre dans un camion ; de Hélios, Sandrine, Dréo, Anouck, Govan, Sylvaine et Flora qui ont partagé leurs silences avec moi autour d’un feu.
Il y a Anne et Dorian aussi, qui dans leur maison mêlent les traces d’une histoire familiale ancienne à leur quotidien, pour en faire un tout cohérent et fascinant. On entend le carillon qui sonne l’heure écoulée, ou celle à venir. Le temps ne s’est pas arrêté ici, mais les années se mélangent, s’entrelacent. Demain, c’est l’anniversaire d’Anne, elle me parle de sa voie lactée intérieure. Et je vois tout l’amour qui tient Anne à Dorian, qui tient Dorian à Anne.
Je parlerai plus tard aussi de Pierre, revenu vivre avec Isabelle sur la terre de son enfance, et de son film sur sa mère. De Dorothée et Ravi, qui ont découvert une forêt aux mille merveilles, protégée de la vue, connue d’eux seuls, et de ceux qu’ils décident de guider jusqu’au cœur de ces bois. Et enfin de Yaya et Mitch, qui ont trouvé leur grange, celle qui les autorise à rêver encore, à espérer demain.