Des histoires à dormir debout,
       des coups de gueule délicats,
des envies de danser ou de cogner.


Fragments d’écriture
J’écris quand je conduis, surtout sur les longs trajets, quand le silence dans l’habitacle laisse de l’espace aux mots. J’écris dans l’urgence quand un détail m’envahit et que j’ai besoin qu’il me laisse en paix. J’écris dans le noir, les nuits d’insomnie. Je remplis de mots mes carnets, des pages volantes, des post-its, je rature mon ordinateur. 

J’écris pour ceux qui ne savent pas crier mais qui dansent pour ne pas s’oublier. J’écris à voix haute des vies intimes et puissantes pour ne pas faire mentir mes photographies. J’écris avec de la musique dans les oreilles pour caler un rythme à une énergie. 

J’aime les mots, ceux qui grincent autant que ceux qui enveloppent, ceux qui cognent autant que ceux qui voyagent. J’aime les voyous autant que les gueules cassées, les rires grinçants autant que les coups de poing. 

J’écris pour elles, pour lui, et pour tous les autres autant que pour moi.

La première nuit est toujours blanche
Ed. Isabelle Sauvage

(extraits)


Douze secondes de silence, sans bouger, volets fermés. 
Ils ne se voyaient plus, ils s’entendaient respirer. 
Je me souviens du calme qui nous a envahis, de l’envie
que cela continue encore. 
Et puis il a fallu se dire au revoir, se toucher une dernière fois. 
C’est là qu’ils ont réalisé. 
Que demain serait étrange.





À l’heure où les adolescents prolongent leur sommeil, les amies du village se retrouvent pour faire passer les matinées. Chaque jour le même groupe, chacune à la même place. Lucie est au centre, assise au coude à coude avec Joséphine. Installées dans les canapés de la cour arrière du café, elles rient. Elle a l’air bavarde, Lucie, mais écorchée aussi. Un air taquin. Et dans son corps, les blessures laissées au fil des ans. 

Son histoire démarre avec le bois, un travail d’hommes fait par une femme. Une avant-gardiste, cette Lucie. C’est étrange, car dans son corps d’aujourd’hui, on ne l’imagine pas dans ce travail-là. Elle passe rapidement, fait des bonds dans le temps qui n’appartiennent qu’à elle. Des tranches de vie bien distinctes, avec des cassures qu’elle tait. Elle raconte son dernier jour de travail, le dernier avant la retraite. Une bascule annoncée mais qui parfois bouscule plus que cela n’y paraît. Une bascule attendue quand on a passé sa vie aux ordres des autres, à s’oublier. Je m’en souviens de ce dernier jour. Le patron a voulu me faire craquer, il m’a promis de m’envoyer des chrysanthèmes, j’ai continué à travailler, jusqu’au bout de ma journée, et je suis partie, juste comme ça. Un homme qui ne supportait pas de la voir partir mais qui n’a pas su lui dire. L’histoire de sa vie, à Lucie, ces hommes qui gravitent autour d’elle, et qui l’abîment, par excès d’amour, et d’orgueil. Alors, toute sa vie, elle se raccroche aux autres, pour oublier ceux qui font mal. Elle se raccroche à la jeunesse du village, à sa vitalité, comme pour oublier son corps qui plie. C’est avec eux qu’elle passera de nombreuses nuits blanches. Elle se souvient d’une en particulier. C’était un anniversaire, on dansait. J’avais mis ma robe de mariée. Il y a des soirées comme ça, qui passent, on ne sait pas pourquoi on voit le jour se lever. Avec la vie qui les rattrape au petit matin, cette vie que l’on cherchait à oublier, dans l’ivresse et l’allégresse. 

Tu crois que tu la donneras à quelqu’un ta robe un jour ? Ah non, ça ne se donne pas ces choses-là. Lucie est bavarde sur les petits riens de la vie, mais reste silencieuse sur la vie qui bascule le jour où elle tombe. 

Amoureuse d’un homme qui n’a jamais pu s’arrêter. 

Lucie regarde les photos de famille, s’arrête sur une, témoin silencieuse de sa vie. Silhouette fine et gracieuse à côté d’un homme droit, sec et beau. Son mari est en train de signer le registre de mariage. Ils viennent de se promettre fidélité. Un cierge au premier plan cache le visage de Lucie. Les pages de l’album égrènent les années. Le temps a commencé bien avant l’heure son travail d’usure dans leurs corps. L’alcool, la maladie, les silences que l’on ne dénouera plus. Elle cherche le mot de sa belle-fille, écrit le jour des obsèques. Elle le lit à voix haute, pour elle, pour débloquer les mots qu’elle voudrait dire mais ne peut pas. Après la tempête, le beau temps revient toujours. C’est beau, tu ne trouves pas ? 

Comment raconter une robe de mariée qui a accompagné une femme tout au long de sa vie ? Elle est simple, belle, blanche, elle se porte près du corps. Lucie s’éclipse et revient, vêtue de sa robe, encore une fois. C’était dans l’ordre des choses tu sais. Mais y a-t-il un ordre à tout cela ? Elle monte dans les escaliers, drapée de blanc, avec ce corps encore jeune et pourtant plié, tordu par les épreuves. Mais toujours là, vivant. Aussi digne que l’arbre penché au milieu de la lande. 




Tu crois que c’est ça la clé de l’acceptation? Qu’on doit prendre conscience de l’instant où tout bascule ? Tu ne sais pas tout de moi — silence — je n’ai pas toujours été ce que je suis aujourd’hui. Un jour j’ai craqué, et j’ai pris un couteau, et jusqu’à mon dernier jour je me rappellerai de ce jour-là, j’étais à bout, j’allais le faire, j’allais l’ouvrir, j’ai voulu tuer quelqu’un. La voix qui s’accélère, le souffle qui se perd, les yeux qui tremblent. Un corps qui parle, sans mentir. 




La journée passe, les couleurs changent. Du bleu-vert au violet, du violet à l’ocre, la bruyère se met en fleur alors que les fougères fanent. Juste un souffle. Delphine est en retard, le temps n’a plus d’emprise sur sa vie. Elle se gare, attrape une tasse de café sur son passage et s’assoit. J’étais une femme battue, régulièrement à l’hôpital. J’étais jeune, la violence est arrivée à seize ans, j’ai eu mon premier enfant à dix-huit ans. Tout a commencé très violemment en fait. 

Il y a des douleurs qui nous définissent, tellement qu’il faut en parler, immédiatement. Commencer par elles pour rencontrer l’autre. Pour pouvoir ensuite parler du reste sans avoir l’impression de mentir. Parce qu’on aurait tu l’essentiel. Grandir trop vite, grandir trop fort, grandir trop douloureusement. Et faire des choix. 

Elle, a choisi. Elle sera mère. Et ne regrette rien. Parce que Théo est là aussi. Changer des choses, c’est le changer lui. Je garde aussi, c’est étonnant, des stigmates de cette violence que j’ai pu vivre, par exemple, si je dors quelque part qui n’est pas chez moi, les trois premiers jours, je dors habillée. C’est resté. Ou si on me pose la main dessus, je peux... enfin, voilà. 

Son bras se lève, se replie, protégeant son visage. Elle s’étonne du souvenir de son corps. Et ne se rend pas compte qu’elle le trimballe partout avec elle ce souvenir, jusque dans ses cordes vocales, et sa voix éraillée. Delphine regarde les étoiles. Il faut de la patience. 

Et de l’humilité face à l’immuable. 




Le bras de Stéphane, sur lequel chaque veine dessine un chemin tortueux, hésite, se replie avant de reprendre sa route jusqu’à la prochaine cigarette. C’est quoi, finalement, qui vaut le coup d’être vécu, au point d’accepter tout le reste ? Moi, c’est le souvenir de Noël. Et sa magie de croire encore en quelque chose. 




Finir là où tout commence.

Je quitte Fanny et Ewen. Ce jour-là, le vent est absent et le silence des hommes particulièrement présent tout autour. Je sais que je dois rentrer. Parce que leur jeunesse, intacte, marque le début de tout. Parce que leur jeunesse, intacte, marque le jour d’avant. Lucie choisissant sa robe pour le bal du village, elle a dix-huit ans. Stéphane fermant sa valise, il part rejoindre sa vie d’étudiant. Mady vient d’acheter son radeau pour affronter le vent qui souffle trop fort, embarquant avec lui les secrets de la Méditerranée. Sophia construit son essentiel, pendant que Sandra et Ivan font le tour des maisons à vendre, cherchant leur coin parfait. 

Ne plus oublier. 

Justine dit qu’elle voit trop loin, que c’est pour cela qu’elle porte des lunettes. Mais ici, les hommes ont besoin de voir trop loin. Encore plus loin que la terre. Jusqu’à la mer. Jusqu’à la terre après la mer. Parce qu’ici les hommes savent endurer. Face aux tempêtes, ils ne craignent pas de se sentir petits. 

Incroyablement vivants. 

Tu connais ses silences
Ed. photopaper

(extraits)


Deux mois, seule. Un face-à-face avec la nature.

Je laisse derrière moi les trois personnes qui me maintiennent en vie. Elles sont mon oxygène, leurs murmures me rassurent, leurs silences me construisent. Je vais trimballer avec moi ces trois absences, les emmener un peu partout, me perdre, puis revenir.

J’emporte avec moi le rire de Clarisse. Les petits mots semés ici ou là de Justine. La chaleur de Sébastien. Le bruit du ruisseau au bosquet. La cabane en tonneau. J’emporte avec moi les pas feutrés de papa. Le souffle de Vincent. La course effrénée de Thomas. L’envol de Julien. Les silences de maman.

J’emporte avec moi l’étreinte de la main de bonne-maman, le dernier baiser à Jules, les souvenirs perdus de Berthe, l’odeur du tabac de Bolo, les fleurs de France. J’emporte avec moi un secret, le carillon de bon-papa, l’odeur de mémé Granier, les soirées folles avec Claire et ce besoin de vivre toujours plus fort. J’emporte avec moi le bras perdu un jour en forêt de Sigmund, la souffrance cachée de Gilette, la disparition d’Isabelle.

Le manque va s’installer. Et avec lui, le silence qui le caractérise. Je vais avoir besoin de fermer les yeux, pour mieux entendre les souffles de ce territoire. Comme je m’arrête parfois pour écouter, dans l’obscurité de la nuit, la respiration de ceux que j’aime.





Les jours passent. L’urgence s’installe. Tout s’accélère, se bouscule. Et tant d’histoires trop vite croisées. Charles attend mon appel, sa femme l’oublie. Jean-Marc joue de la clarinette sans faire de bruit. Sophie est effrayée de se retrouver face à l’appareil photo mais attend avec impatience ce moment sans personne. Juste elle. Et moi.

Il y a aussi Margot qui arrive avec une photo de toute sa famille réunie. La dernière, celle qui marque le temps d’avant, avant la maladie de l’un des leurs, avant la tristesse qui s’infiltre dans la respiration de chacun. Margot qui aime sa maman, qui ne sait pas comment lui dire. Il y a Dorian, qui aime se poser devant les cimetières. Ça lui rappelle son pépé. Et Clarisse qui vit dans une caravane avec son amoureux, tapie au creux des collines.

Et puis il y a Dirk et Liliane. Qui vivent au milieu des bois, quoi de plus banal ici, me direz-vous ? Dans cette histoire, cela prend toute sa force. Leur maison est cachée au fond d’une vallée, on y accède à pied depuis le col et c’est au détour du dernier virage qu’on les découvre, si beaux, si justement en harmonie. Un accord parfait. Ou presque. Parce que les blessures ne sont pas si loin. Des histoires de famille, de racines rongées, de mise à distance.

Et ces bois qui, tout d’un coup, font sens, tous ces arbres qui tiennent la terre, qui tiennent les hommes, qui naissent, grandissent, protègent, effraient, se blessent, renaissent plus bancals mais fiers, vieillissent puis meurent, laissant la place aux plus jeunes. Tous ces arbres qui ne vivraient pas sans ces racines invisibles, mais socles indispensables. Que serait un arbre sans racine ? Un bois mort, un bois volant, un bois errant ? J’aime les imaginer sous terre qui s’entrelacent, laissant émerger hors de terre une symphonie unique.




Anne-Marie m’invite à rentrer dans sa maison. Installée à sa table, elle commence son récit. Avec de l’émotion dans la voix. Et dans les mains. Ses mots s’emmêlent. Par où commencer l’histoire d’une vie ? L’histoire d’un père, de deux frères, d’une mère. L’histoire d’une fille qui part loin puis revient avec un projet fou autour des tableaux de son père. ces tableaux d’une beauté brute qui vous laissent en suspens. avec une trace manuscrite laissée sur une feuille volante.  




Les mains de Mme Dedieu dansent dans les airs quand elle se remémore ses partitions de piano. Elles sont belles. Elle ne veut pas de photos d’elle, elle ne voit que la mort dans son corps. Ses yeux se remplissent de larmes quand elle parle. C’est dur parfois de continuer à être vivant, vraiment, quand plus rien ne nous rattache à rien.

Les longueurs de la route m’obligent à me poser entre deux rencontres, et à définir la nécessité, ou pas, de revenir. Les endroits où je reviendrai deux fois, ou plus, sont sans doute ceux qui ont le plus de sens pour moi. Est-ce comme ça que l’on comprend, un jour, d’où l’on est vraiment ?

Anne-Marie a demandé à ses frères de venir. Café, viennoiseries, jus de fruits se sont invités dans la grange. Entourés de tous les tableaux de leur père, les trois frères et sœur se replongent dans leurs souvenirs d’enfance, se baladent de tableau en tableau, les fous rires s’invitent, les larmes aussi.

Drôle de fratrie, idée un peu folle que celle d’ouvrir ensemble un musée pour leur père. Et lui permettre ainsi de ne pas le laisser partir sans laisser une trace, lui qui le redoutait tant. Ce matin-là, cet homme est avec ses enfants. Il les observe au travers de chacun de ses tableaux, les invite aux souvenirs. Pour qu’ils restent ensemble, avec lui, même après lui.

Les coïncidences sont parfois curieuses. En quittant Anne-Marie et ses frères, j’ai rendez-vous avec un éducateur dans une maison d’accueil. Ici résident des jeunes qui, séparés de leurs familles, se battent pour redonner du sens à leur vie. Ces adolescents s’inventent de nouvelles histoires, trouvent de nouveaux repères. Gaëtan écrit des textes qu’il met en musique. Hugo me parle du ruisseau d’argent. Jordan se brûle les ailes. Ils vont vite, ils veulent grandir, partir, voler, mais ne contrôlent pas les chutes.

J’ai revu Rosangela, avec Florence. Elle m’a laissé un texte, et une photo.




Le temps file, les kilomètres avec. Je n’ai plus assez d’énergie pour écrire quand je rentre le soir, mais les photos m’aideront à me souvenir. J’enregistre en même temps que je photographie toutes ces voix que je croise. Celles qui murmurent, celles qui pleurent, celles qui rient, celles qui aiment, celles qui crient, celles qui regrettent, celles qui espèrent.

J’aimerais prendre le temps de parler plus longuement de Jeanine qui, à 90 ans, a traversé la France pour rejoindre ses enfants, petits-enfants, arrière petits-enfants. Je dois encore parler de Bart et Marion qui se sont construit une famille, loin de l’image qu’ils en avaient au départ, mais qui redonne du sens à leur vie ; de Anne, venue ici pour faire le deuil de son père ; de Ian, qui retrouve son équilibre dans un camion ; de Hélios, Sandrine, Dréo, Anouck, Govan, Sylvaine et Flora qui ont partagé leurs silences avec moi autour d’un feu.

Il y a Anne et Dorian aussi, qui dans leur maison mêlent les traces d’une histoire familiale ancienne à leur quotidien, pour en faire un tout cohérent et fascinant. On entend le carillon qui sonne l’heure écoulée, ou celle à venir. Le temps ne s’est pas arrêté ici, mais les années se mélangent, s’entrelacent. Demain, c’est l’anniversaire d’Anne, elle me parle de sa voie lactée intérieure. Et je vois tout l’amour qui tient Anne à Dorian, qui tient Dorian à Anne.

Je parlerai plus tard aussi de Pierre, revenu vivre avec Isabelle sur la terre de son enfance, et de son film sur sa mère. De Dorothée et Ravi, qui ont découvert une forêt aux mille merveilles, protégée de la vue, connue d’eux seuls, et de ceux qu’ils décident de guider jusqu’au cœur de ces bois. Et enfin de Yaya et Mitch, qui ont trouvé leur grange, celle qui les autorise à rêver encore, à espérer demain. 

Ce qui s’oublie
Extraits de chroniques - carnets de détention



Six jours à écrire, à se rencontrer, se raconter. Six jours pour se faire confiance, sans se connaitre. Six jours pour trouver des essentiels, du sens, là où il n’y en a plus. Six jours durant lesquels les minutes ne font plus soixante secondes, ni les heures soixante minutes. Six jours pour accepter que les repères sont à réinventer. 

Le soleil est resté avec nous. Ses éclats de lumière nous ont aidés à dessiner les pliures et les traces du temps sur les corps qui ne vieillissent plus. 

Hier soir, on s’est dit sans trop y croire au-revoir, à plus tard, à bientôt. Hier soir, on s’est dit sans hésiter merci, bon courage, patience. Ces quelques mots-là résisteront à tous les temps, et continueront d’exister bien après tout le reste parce qu’ils portent en eux chaque seconde des six jours que nous avons partagés. 

Le jour d’avant n’existe plus.
Cette année, l’hiver est en avance. 
Je l’ai avec moi, tout le temps, mais cela ne se voit pas.
J’oublie parfois le son de ta voix.
J’oublie parfois aussi où je suis.
Plus tard, que sais-je?
Hier soir, je me suis endormi à 2h30 du matin.
C’était déjà aujourd’hui finalement.





Chronique 01

À l’instant où il lui a promis, il a su qu’il ne pourrait plus revenir en arrière. Il avait mis longtemps à se décider, mais voilà, il l’avait fait et aujourd’hui il ne peut l’ignorer, ou faire semblant de l’avoir oublié. 

Le jour où il s’était posé à genoux devant elle, ça lui avait semblé tomber sous l’évidence toute cette histoire de monts et merveilles, de pour toujours, le meilleur et pour le pire, alors il lui avait promis. Et depuis, il doit vivre avec. 

Il faut dire qu’au départ, ils avaient eu droit à la totale. Coup de foudre sur la plage, à l’heure bleue en plus, décidément la chance leur souriait, les chabadabadas, les guimauves, les yeux envieux des amis autour d’eux,  vous êtes tellement beaux tous les deux, les nuits blanches, les pommes d’amour, les soirées d’ivresse,  et vous êtes tellement assortis aussi

Ils s’étaient laissés porter par les courants ascendants, et avaient fini par y croire aux contes de fées, aux étoiles alignées, aux porte-bonheurs, à la vie bordel ! 

Le temps s’est accéléré avec l’arrivée de l’ainée, une tête d’ange aux cheveux de velours qui a rassuré les projections de tous autour d’eux, on vous l’avait bien dit que vous étiez faits pour être ensemble, la cadette a suivi, talonnée de très près par le benjamin, mais quelle famille parfaite ! Deux filles, un garçon. Rêve éveillé, ils avaient bien eu raison d’y croire. Une histoire comme celle-là, ça n’arrive qu’une fois par décennie, et c’était tombé sur eux ! 

Ils se sont offerts les alliances en guise de bagues de fiançailles, est-ce cela qui ?..  Est-ce que tout s’est joué ce jour-là précisément, juste parce que ça les avait bien fait marrer sur le moment de se passer les anneaux avant de s’être dit oui, joli pied de nez aux conventions ? À moins que cela ne soit cette insouciance qui les définissait tout entier à force de sourire à tout, ou encore cette insolence folle de survoler la vie d’un seul battement d’aile ? 

Il a beau se dérouler l’histoire à l’endroit, à l’envers, il ne trouve pas d’où est venu le grain de sable. Aujourd’hui, au pays où les minutes ne font plus soixante secondes ni les heures soixante minutes, il ne croit plus aux contes de fées, aux étoiles alignées, ni aux porte-bonheurs. Seul assis sur son banc face au soleil qui brûle sa peau, il fait tourner son alliance qu’il n’arrive plus à faire glisser le long de son annulaire et repense à demain. 

Ils ont rendez-vous, il l’attend avec impatience. Il sait que durant une heure, le temps va s’affoler. En accéléré, il essaiera de retenir tout ce que cette heure peut contenir de la vie des enfants, de sa vie à elle, le boulot l’école, regarde ce dessin, les médecins les activités les progrès, ils ont gagné hier face à Montréjeau, les copains la maison les travaux, je t’ai amené une photo pour te montrer comme c’est beau. 

Il essaiera encore plus de retenir la dernière minute jusqu’à la distendre dans l’étreinte, avant de la laisser repartir avec ses mots à lui, J’oublie parfois le son de ta voix.





Chronique 02

La cour semblait trop exiguë.  Des roses trémières s’élevaient vers le ciel, de nombreux framboisiers rasaient les murs, quelques lys, symboles de l’espérance, s’étaient perdus en chemin, un rosier grimpant qui avait grandi ici, et qui mourrait ici, imposait sa présence arrosant d’ombre une partie de la pelouse. Au milieu, une fontaine au circuit infini rythmait le temps. C’est là, assis autour d’une table, que tout avait démarré.

— Dis-moi, à qui et pourquoi. Et fais moi confiance pour la suite, le comment viendra naturellement. 
— Pour Alicia, parce que je pense à elle souvent, mais elle ne le sait pas. On s’est perdu de vue il y a longtemps. J’aimerai lui montrer que je n’ai pas changé. 
— Comment tu penses qu’on pourrait lui montrer que tu n’as pas changé ?
— Si elle voit mon corps, elle me reconnaîtra. Elle en connait les moindres détails.

Après ces quelques mots échangés, il s’était posé au milieu des fleurs et des framboises, sans timidité, torse nu. La main gauche appuyée sur le mur le maintenait en équilibre, la main droite posée sur sa hanche lui donnait un air décontracté. Il avait le regard rieur, le visage amusé. 

Elle l’a quitté en fin d’après-midi pour rejoindre son quotidien, et lui l’a attendue sur son banc. 

Une semaine a passé avant qu’elle ne revienne. Lui n’a pas bougé. Elle lui a offert son portrait figé à vie sur un papier satiné. 

Il a eu besoin de se regarder minutieusement. Ces dix dernières années passées au pays où les heures ne font plus soixante minutes ni les minutes soixante secondes, il avait perdu la notion de son corps. Il ne le connaissait plus et a dû en scruter tous les détails avant de se reconnaitre. Il l’a tenu dans ses mains ainsi longtemps avant de parler. 

Les tatouages, c’est eux qu’il a vus en premier, racontent sa jeunesse. Un prénom d’abord, mais pas celui d’Alicia. Une date, un papillon sur la poitrine, en hommage à Henri Charrière,  un loup pour se rappeler que sans la meute, l’homme ne vaut rien. Des barres sur son avant bras décomptent les années, les mois, les jours passés ? Ou ceux qui lui restent à tenir ? Lui  seul connaissait les secrets de chacun de ces points d’encre. 

— Il y en a certains, je ne pourrai jamais les effacer, ou les faire enlever. Parce qu’ils sont là pour me rappeler quelqu’un, une rencontre que je ne veux pas oublier, une promesse que je dois honorer. 
— C’est toi qui les as faits ?
— Non, ils ont été faits par des gars que j’ai rencontrés au fil de mes vies. 

Les cicatrices ensuite, trop nombreuses pour un seul homme, traversent de part en part ce corps qui a vaillamment résisté aux tempêtes intérieures. Mais ce ne sont pas elles qui ont fixé son attention, il les connaisait par coeur, il en est l’auteur, et n’apprendra rien d’elles. Non, ce qui l’a intrigué, ce sont toutes ces rides qui se sont invitées sans qu’il n’y ait jamais pris garde. Ce sont elles, infimes détails, qui lui racontent ses dix dernières années. 

— J’arrive pas à me reconnaitre dans ces pliures. 
— Pourtant, c’est bien toi, et personne ici n’a les mêmes. 
— Ces rides, c’est comme les lignes de ma main. 
— Elles tracent ta vie. 
— Oui, mais c’est étrange de les voir aussi nettes. Normalement, on ne voit jamais vieillir sa nuque. 
— Tu ne vois pas le temps passer sur ton corps ?
— Non, ici, le temps se met en pause. Tu vois, hier soir, je me suis endormi à 2h30 du matin, c’était déjà aujourd’hui finalement.
— Et ta dernière nuit ici, tu l’imagines comment?
— Seul, à regarder le ciel, pour être sûr de ne pas manquer mon dernier lever du jour.



Chronique 03

Cette cour est vraiment trop exiguë. Entre deux visites, elle oublie, mais dès qu’elle repasse la porte en métal, ça lui revient comme un boomerang. Elle se fait rattraper par cette envie de danser, de chanter, de vibrer, comme si son corps pouvait repousser les murs. Des roses trémières s’élèvent vers le ciel, de nombreux framboisiers rasent les murs, quelques lys, symboles de l’espérance, se sont perdus en chemin. Quelle ironie ! Un rosier grimpant qui mourra ici impose sa présence, arrosant d’ombre une partie de la pelouse. Mais ce qui lui fait tourner la tête, c’est cette fontaine au circuit fermé qui rythme le temps infini. Il fait chaud en ce moment, ils ont les corps écrasés par le soleil. Faut dire que dans tout ce béton, les rayons de soleil peuvent rapidement transformer une cour en un four naturel. 

Elle ne saurait pas vraiment dire pourquoi mais elle se sent en confiance avec eux. Depuis le premier jour. C’est étrange mais avec eux, elle oublie même parfois où elle est, et surtout avec qui. L’autre jour, quand ils ont commencé à parler ensemble de leurs peurs les plus intimes, ou de leur manque du contact charnel avec les femmes, ça aurait pu la mettre mal à l’aise. Et bien non, au contraire. Elle s’est sentie à sa place. Elle s’est même dit que, finalement, tout ce qu’elle avait fait avant, c’était pour en arriver là.  Une évidence de vie. 

Il y en a un dans le groupe avec qui elle aimerait prendre plus de temps. Il est malin, drôle. Et vif. Juste une question de feeling, pas de favoritisme. L’autre jour, il lui a demandé de faire une photo de lui torse nu pour son amie Alicia, parce qu’elle aime mon corps, il lui a précisé. Il lui a dit ça comme ça, en se marrant, et elle, elle a trouvé ça dingue qu’il pose ça là comme ça, avec autant de naturel. Quand elle y réfléchit, ça faisait quoi, trois heures, quatre heures peut-être qu’ils se connaissaient, et il lui parle de son corps, comme ça, le projetant dans une intimité que deux inconnus ne partageraient jamais en dehors de cette cour. Mais ici, le temps ne veut plus rien dire. 

C’est ça qu’elle aime bien chez lui d’ailleurs. Sa faculté à dire les choses humaines avec un naturel déconcertant. Elle a même pas hésité quand il s’est posé torse nu dans la cour au milieu des fleurs et des framboises. Il était heureux, un brin taquin, à l’idée du courrier qu’il allait envoyer à sa belle Alicia. Elle a complètement oublié la cour, et les caméras de surveillance qui les filmaient, et a fait sa photo. Elle l’a quitté en fin d’après-midi pour rejoindre son quotidien, lui l’a attendue sur son banc. C’est pour lui qu’elle revient aujourd’hui, pour lui donner son portrait figé à vie sur un papier satiné. Lui qui n’a pas bougé, et qui continue de fondre patiemment sur son banc.

Il prend le temps de se regarder minutieusement, tu sais on les voit pas passer les années sur nos corps, c’est dingue, il ne se connait plus. Il scrute tous les détails pour tenter de se reconnaître. 

Les tatouages, c’est eux qu’il voit en premier, racontent sa jeunesse. Un prénom d’abord, mais pas celui d’Alicia, une date, celle-là j’peux pas te dire d’où elle vient, ce serait trop dur de me rappeler de tout ça ici, un papillon sur la poitrine en hommage à Henri Charrière, tu connais pas ? Mon parrain m’a offert ce livre quand je suis arrivé ici, j’ai dû le lire au moins cinq fois depuis, un loup pour se rappeler que sans la meute, l’homme ne vaut rien. Il retrouve aussi sur son bras les barres qui décomptent les années, les mois, les jours passés ? Ou ceux qui lui restent à tenir ? Ça non plus, il ne veut pas en parler. Il lui explique l’histoire de chacun de ses tatouages, la voix enrayée par les émotions qui reviennent, sans crier gare. Il se souvient de chaque trait d’encre, et des gars qui les ont tracés. Des gars qu’il ne reverra jamais, compagnons d’une vie où les heures ne font plus soixante minutes, ni les minutes soixante secondes. 

Les cicatrices ensuite, trop nombreuses pour un seul homme, traversent de part en part ce corps qui a vaillamment résisté aux tempêtes intérieures, ça tu vois, c’est le manque, tu le sais pas ça quand tu me vois, mais dehors, c’set comme ça que je suis, il les connait par coeur, il en est l’auteur, et n’apprendra rien d’elles. Non, ce qui l’intrigue, ce sont toutes ces rides qui se sont invitées sans qu’il n’y ait jamais pris garde. Ce sont elles, infimes détails, qui lui racontent ses dix dernières années, j’arrive pas à me reconnaitre dans ces pliures, elle est surprise, et lui rappelle que chaque nuque porte une histoire de vie, c’est comme les lignes de la main alors ? Elle se surprend à regarder elle aussi ces rides autrement, se dit que oui, dans cette nuque, on retrouve bien les pliures de vie d’Alexandre, réalise qu’ici, les hommes ne voit pas le temps s’inscrire dans leurs corps, ici, le temps se met en pause, tu vois, hier soir, je me suis endormi à 2h30 du matin, c’était déjà aujourd’hui finalement. La cour est calme, les autres sont déjà repartis dans leurs cellules, elle a une dernière question avant de le quitter, à propos de sa dernière nuit. Seul, à regarder le ciel, pour être sûr de ne pas manquer mon dernier lever du jour.




Chronique 04

Le jour d’avant n’existe plus.

Il passera sa dernière nuit seul, comme toutes les autres avant celle-là. Sans dormir, il se tournera, retournera, jusqu’à trouver une position qui le contienne quelques minutes, allumera une cigarette, puis deux, puis trois. Le temps ne sera plus à l’économie, il lui faudra juste prévoir de quoi tenir jusqu’à l’aube. 

J’oublie parfois où je suis.


Il essaiera de ne pas trop se projeter à demain. Son premier trajet sera pour aller revoir sa fille. Elle ne l’attend pas. Ce sera une surprise pour elle. Peut-être une désillusion pour lui. Il essaiera de ne pas trop y penser cette nuit-là, de ne pas attendre quoi que ce soit de ce rendez-vous que lui seul espère. Puis il reprendra la route vers l’océan, pour y chercher une régularité qui lui permette d’abandonner son passé.

Plus tard, que sais-je?

Il ne peut pas le savoir, mais sa vie mettra alors en branle une autre vie que la sienne, une vie qu’il ne connait pas, une vie dont il ne soupçonne même pas l’existence. Parce que là-bas elle longe depuis toujours la côte aux heures de la marée, chaque jour, il la croisera. Mais ne la verra pas. Elle se demandera souvent pourquoi autant de régularité chez un même homme. Et ne pas avoir de réponse à cette question la fascinera au point de se surprendre à attendre le lendemain. Juste pour la sensation grisante de désirer à nouveau, l’excitation de l’apercevoir une fois encore rentrer dans l’eau sans tenir compte des saisons ni des tempêtes, défier les vagues, se noyer dans les rouleaux, se laisser emporter par les courants, puis revenir à la nage jusqu’à la plage. La peau abimée par le sel, le froid, ivre de cette nouvelle vie chaque jour éprouvée jusque dans sa chair. Un jour, plus tard, peut-être, elle trouvera le courage de lui demander.

Je l’ai avec moi, tout le temps, mais cela ne se voit pas.

Un jour, plus tard, peut-être, il se risquera à partager avec elle sa liberté retrouvée.