Parfois ici, on tombe amoureux,
           et on ne peut plus repartir...




La première nuit
est toujours blanche

Invitée en résidence à Plounéour-Ménez à l’été 2020, Anne Desplantez, dont le travail n’est qu’échange, est allée vers les habitants des monts d’Arrée, carnets, appareil photo et dictaphone en main, ne s’imposant jamais et suscitant la confiance, permettant ce qu’elle aime appeler de la création partagée, chacun participant à sa façon, donnant ce qui lui semble important, un souvenir, une image, une voix.

Ici c’est la force de la nature renvoyant à la fragilité humaine qu’elle a reconnue, et les liens invisibles qui unissent les uns aux autres. « Je recherche les tensions qui nous font sentir que l’équilibre que nous trouvons pour vivre ensemble est fragile, incertain mais précieux. » Et ce qu’elle sent ici, c’est ce qui précède peut-être cet équilibre, quelque chose de l’ordre de la bascule, un choix ou une décision, un geste, un acte volontaire ou juste évident, ou encore quelque chose d’indicible, plus diffus, mais qui fait l’histoire de chacun. Qui commencerait par une nuit blanche, parce que quelque chose a lieu, là, de profond et déterminant, absolu même si familier.

Entre photographies et « confidences » des uns et des autres, adolescents, couples, exilés, femmes et hommes de tous horizons, de toutes générations, des histoires intimes sont révélées, et aussitôt suspendues : on n’en saura pas plus que quelques bribes, juste assez pour sentir ces basculements plus ou moins francs, douloureux ou heureux, un déménagement subit, un soir d’été entre deux âges, une nuit, un jour… Des allers-retours se créent entre les pages, par les mots et par les images, un arbre penché dans la lande, des volets aux fenêtres… Il y a des visages, des corps dont la banalité ou la posture interroge. Des enlacements, beaucoup de tendresse. Des routes, des arbres, des maisons, quelques bêtes, des ciels, des ombres, un clocher, de l’eau, un trampoline, une robe de mariée. 

À mi-chemin entre mise en scène et documentaire, c’est à une exploration en forme de fiction à laquelle nous convie Anne Desplantez, une fiction ordinaire, du vivant.

Isabelle Sauvage & Alain Rebours

Textes / Photographies / Création sonore
Livre éponyme aux éditions Isabelle Sauvage
Expositions
 

Projet soutenu par:Éditions Isabelle Sauvage
Galerie les Méandres à Huelgoat
DRAC Bretagne




(...) 
On s’aime dans le livre de Anne Desplantez, et même si on se quitte, parce qu’on est trop jeune pour vraiment croire à la vie à deux, on continue à avancer, à vivre, à rêver. La nuit est blanche, certes, mais parce que cette nuit là ne peut qu’être sans sommeil, lumineuse et créatrice d’autre chose. Et petit à petit, le récit prend une forme polyphonique, chorale, comme les échos de toutes les voix entendues, de toutes les choses vues.
(...)
Enfin, il y a ce moment d’équilibre. Les chants sont installés, le récit et le décor sont plantés. Certes, nous ne savons pas trop où nous sommes, mais qu’importe, nous ne sommes plus ou pas seuls et par la magie de l’image et de mots nous sommes réunis. On s’installe dans les existences, à la recherche d’un autre souffle, d’une autre trajectoire à suivre.

Frédéric Martin (5 Rue du) - Intégralité du texte à retrouver ici 

Éditions Isabelle Sauvage 
Elle a l’air bavarde Lucie, mais écorchée aussi. Un air taquin. Et dans son corps les blessures laissées au fil des ans. Son histoire démarre avec le bois, un travail d’hommes fait par une femme. Une avant-gardiste cette Lucie. C’est étrange, car dans son corps d’aujourd’hui, on ne l’imagine pas dans ce travail-là. Elle passe rapidement, fait des bons dans le temps qui n’appartiennent qu’à elle. Des tranches de vie bien distinctes, avec des cassures qu’elle tait. Elle raconte son dernier jour de travail, le dernier avant la retraite. Une bascule annoncée mais qui parfois bouscule plus que cela n’y parait. Une bascule attendue quand on a passé sa vie aux ordres des autres, à s’oublier. Je m’en souviens de ce dernier jour. Le patron a voulu me faire craquer, il m’a promis de m’envoyer des chrysanthèmes, j’ai continué à travailler, jusqu’au bout de ma journée, et je suis partie, juste comme ça. Un homme, qui ne supportait pas de la voir partir mais qui n’a pas su lui dire. L’histoire de sa vie, à Lucie, ces hommes qui gravitent autour d’elle, et qui l’abîment, par excès d’amour, et d’orgueil. Alors, toute sa vie, elle se raccroche aux autres, pour oublier ceux qui font mal. Elle se raccroche à la jeunesse du village, à leur vitalité, comme pour oublier son corps qui plie. C’est avec eux qu’elle passera de nombreuses nuits blanches. Elle se souvient d’une en particulier. C’était un anniversaire, on dansait. J’avais mis ma robe de mariée. Il y a des soirées comme ça, qui passent, on ne sait pas pourquoi on voit le jour se lever.  Avec la vie qui les rattrape au petit matin, cette vie que l’on cherchait à oublier, dans l’ivresse et l’allégresse.
Tu crois que tu la donneras à quelqu’un un jour ta robe? Ah non, cela ne se donne pas ces choses-là. Lucie est bavarde sur les petits riens de la vie, mais reste silencieuse face à la vie qui bascule le jour où elle tombe.

Amoureuse d’un homme qui n’a jamais pu s’arrêter.

Elle regarde les photos de famille, s’arrête sur une photographie, témoin silencieuse de sa vie. Silhouette fine et gracieuse à côté d’un homme droit, sec et beau. Son mari est en train de signer le registre de mariage. Ils viennent de se promettre fidélité. Un cierge au premier plan cache le visage de Lucie. Les pages de l’album égrènent les années. Le temps a commencé bien avant l’heure son travail d’usure dans leurs corps. L’alcool, la maladie, les silences que l’on ne dénouera plus. Elle cherche le mot de sa belle-fille, écrit le jour des obsèques. Elle le lit à voix haute, pour elle, pour débloquer les mots qu’elle voudrait dire mais ne peut pas. Après la tempête, le beau temps revient toujours. C’est beau, tu ne trouves pas ?

Comment raconter une robe de mariée, qui a accompagné une femme tout au long de sa vie? Elle est simple, belle, blanche, elle se porte près du corps. Lucie s’éclipse et revient, vêtue de sa robe, encore une fois. C’était dans l’ordre des choses tu sais. Mais y-a-t-il un ordre à tout cela? Elle monte dans les escaliers, drapée de blanc, avec ce corps encore jeune et pourtant plié, tordu par les épreuves. Mais toujours là, vivant. Aussi digne que l’arbre penché au milieu de la lande.